L'entropie bureaucratique
L'existence de l'information se confond avec celle de l'ordre : un message ne se lit et ne se transmet que par l'organisation de signaux reconnaissable par les parties prenantes, qu'il s'agisse de signaux reconnaissables de la valence d'un atome, de l'acidité d'une molécule, du cri d'un oiseau ou d'une page d'écriture. Le contraire de l'information est le désordre, le bruit non signifiant qui sont pures pertes. La part d'organisation qu'il faut mettre en place pour assurer l'acheminement de la transmission est aussi une perte. C'est le prix à payer pour la communication. Ainsi se justifie l'idée qu'en matière d'information, comme en matière d'énergie, on ne peut pas éviter les déchets entropiques.
Tant que le message reste élémentaire et s'échange entre un nombre limité de correspondants, la perte entropique demeure négligeable. Il en va tout autrement lorsque la complexité franchit un seuil sous l'abondance des flux d'informations. L'entropie bureaucratique apparaît. Elle explique, en partie, la poussée des emplois dans le secteur tertiaire. De même que la distribution d'électricité s'accompagne de pertes en lignes les bureaucrates accomplissent pour une part de leur temps des taches d'accompagnement non directement productives mais cependant indispensables. lls traitent les déchets de la complexité. A mesure que progressent les appareils bureaucratiques qui les entourent s'hypertrophient. La productivité des premiers tend à voir ses progrès annihilés par les seconds.
Les déchets informationnels sont fonction de l'organisation. Dans une économie où l'information, produit marchand, devient la principale matière première, la réduction des pertes bureaucratiques est un problème majeur. A la perte directe de travail donc d'argent, s'ajoute le vice des défauts de transmission et d'interprétation. L'information, reprise par plusieurs échelons successifs pratiquant simplifications et synthèses, perd sa fraicheur. Elle peut changer involontairement, parfois volontairement, de contenu. On sait avec quel degré de méfiance il faut utiliser les statistiques.
La seule parade à la poussée d'entropie bureaucratique est la délégation de pouvoir et la décentralisation. Les flux d'information doivent être traités là où ils se recueillant et où ils sont les plus directement utiles. Ce qui est vrai dans une entreprise industrielle et commerciale est encore plus vrai pour un gouvernement. L'Etat ne devrait intervenir que là où il ne peut trouver aucun acteur de substitution. Le principe de subsidiarité doit être appliqué à tous les niveaux et particulièrement au niveau étatique.
L'idéal serait que l'Etat ne fasse rien excepté d'accomplir sa fonction de régulation vis-à-vis de l'ensemble des acteurs et d'assurer certaines missions pour lesquelles aucune délégation n’est concevable : la défense, le contrôle de l'ordre intérieur, la politique étrangère, la politique économique. Ainsi seraient confortés avec le minimum de gaspillage entropique les rôles de définition des règles du jeu, d'arbitre et de garant de la solidarité et des libertés.
Une forme néfaste d'entropie se développe lorsque le pouvoir ignore les sanctions du vote démocratique. Il s'agit des prélèvements effectués au profit des dépenses somptuaires de la clientèle politique ou des groupes de pression. L'un des obstacles les plus graves au développement est constitué par les détournements de moyens par ceux-là mêmes qui devraient en garantir le bon usage. Chaque fois que l'Etat sort de son rôle de régulateur pour devenir acteur, le danger d'assister des opérations condamnables est grand. Il faut rechercher systématiquement le plus court chemin entre les sources d'aide et les groupes assistés.
En résumé, gouverner dans la complexité, c'est avoir constamment à l'esprit la lutte contre l'entropie bureaucratique et la volonté d'organiser des circuits courts de manière à obtenir un usage direct et immédiat de l'information. Il faut "gérer l'information a stock nul".
André Danzin
VP de Thomson CSF et le fondateur de ST électronique. Il fut aussi administrateur du Club de Rome.