dimanche 24 mars 2019

Loi Jospin du 10 juillet 1989, cet an 0 de l'apocalypse molle qui depuis trente ans engloutit l'École ?

 Agrégé de Lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure de Saint- Cloud, Jean-Paul Brighelli est enseignant à Marseille, essayiste et spécialiste des questions d'éducation.

 

Connaissez-vous Adrien Taquet ? Elu LREM des Hauts-de-Seine, il est secrétaire d'État «en charge de la mise en place de la stratégie pour la protection de l'enfance». Mercredi 20 mars, il animait avec Brigitte Macron, qui s'occupe des enfants pendant que le président occupe les adultes dans le Grand-Débat-National-Campagne-Permanente, un «grand débat» à la Cité des enfants avec des mômes de 8 à 14 ans.

 

Au programme, «être solidaire», «lutter contre les violences», «je suis citoyen», «préserver la planète». Évitons les sujets qui fâchent. Une façon de surfer sur le mouvement écologique des jeunes, lancé par une adolescente suédoise devenue une star planétaire sans que l'on sache bien qui l'a propulsée là.

 

J'ai suivi vendredi 15 mars les manifestations de jeunes qui expulsaient à pleins poumons leur gaz carbonique pour sauver la planète. C'était émouvant, tous ces portables brandis pour filmer le grand mouvement solidaire. Oui, émouvant, quand on pense que le soir même, nos révolutionnaires verts ont rechargé lesdits portables grâce à l'énergie atomique qu'ils avaient conspuée pendant la journée.

 

Le gouvernement a sauté sur ce dérivatif et a donc décidé de laisser la parole aux marmots, puisqu'ils n'ont rien de très intéressant à dire.

 

Ce faisant, Emmanuel Macron et son gouvernement (c'est très drôle d'observer les ministres qui emboîtent le pas du Président avec un enthousiasme jamais feint, bien sûr) marchent sur les brisées de la loi Jospin du 10 juillet 1989, cet an 0 de l'apocalypse molle qui depuis trente ans engloutit l'École aussi inexorablement que la dune du Pyla ronge la pinède. Cette loi prévoit que «dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d'information et de la liberté d'expression.» Liberté d'expression! C'est l'article 10 de la loi. Depuis cette date, les élèves s'imaginent que leur avis est aussi motivé que celui du maître. «C'est votre opinion, c'est pas la mienne», lancent-ils désormais dans ce français châtié qui leur vient naturellement aux lèvres.

 

Tâchons d'être clair.

 

Nous vivons sur un double héritage. D'un côté, les racines gréco-latines. De l'autre, le vieux fond chrétien. Or ces deux traditions sont incompatibles en ce qui concerne les enfants, et nous sommes dans la confusion la plus complète.

 

«Enfant» vient du latin «infans», formé sur une très vieille racine indo-européenne, -pha-, qui exprime l'idée de parole (que l'on retrouve par exemple dans «emphase» ou dans la fonction «phatique»). L'infans, avec un préfixe négatif, c'est celui qui ne parle pas.

 

Très longtemps, rappelez-vous, l'enfant a été celui qui ne parlait pas à table, et que l'on faisait taire à l'école. Non qu'on le méprisât. Mais on savait bien qu'il n'avait rien de très intéressant à dire.

 

Déjà les adultes, pour parler avec pertinence, ont besoin d'une bonne cure de silence. La franc-maçonnerie vous demande de vous taire un an, et Pythagore — revoilà l'héritage grec — exigeait cinq ans de silence de ses disciples.

 

Et c'est là que notre culture chrétienne se superpose à la sagesse gréco-latine. «Laissez venir à moi les petits enfants», dit le Christ — et s'il le dit dans trois évangiles sur quatre (Matthieu 19, 13-15, Luc 18, 15-17, Marc 10, 13-16), c'est que c'est un important.

 

Que veut dire le Christ? Que l'enfant, parce qu'il ne pense pas avec une pensée élaborée, est plus susceptible que l'adulte de recevoir le divin message. Rappelez-vous que le christianisme primitif est fortement teinté d'anti-intellectualisme. Comme dit ce même Matthieu: «Heureux les pauvres en esprit…»

 

C'est exactement ce qu'est l'enfant — pauper spiritu. Il n'a pas encore acquis la pensée complexe, ni les références qui lui permettraient de comprendre qu'il assène avec un air important des idées reçues, des truismes, des lieux communs entendus à la télé ou dans la cour de récréation. La loi Jospin a érigé ce gloubi-boulga au rang de pensée — tout comme Big Brother proclamait: «l'Ignorance, c'est la Force». Nous vivons dans un monde d'inversion des signes, où l'on nous fera bientôt croire que l'esclavage, c'est la liberté — et que les vessies sont des chandelles.

 

Rien d'étonnant d'ailleurs si les pédagogistes, qui encadraient Jospin, sortaient des rangs de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne. Leur conception de l'École, parfaitement contraire à la tradition de transmission héritée de Condorcet (il faut avoir lu dans des rapports d'inspection le reproche «Transmet des savoirs à ses élèves» pour comprendre de quel bois pourri sont faits ces bons apôtres) consiste à inverser le rapport entre le maître et le disciple: désormais, c'est au professeur d'écouter le fatras de ses élèves. C'est à l'instituteur d'organiser des «ateliers-philo» en maternelle. Et au gouvernement de se mettre à l'écoute de Greta Thunberg et de ses épigones.

 

La politique est une chose trop grave pour la laisser exclusivement aux politiciens, certes. Ce n'est pas pour rien que le peuple, depuis quelque temps, cherche à reprendre la parole. Mais de là à la donner à des gamins… «Les adultes ne peuvent plus réfléchir à l'avenir sans prendre en compte la parole des enfants», a déclaré Adrien Taquet au Journal du Dimanche. Et d'envisager la création, au sein du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) d'une «Chambre de l'avenir» qui associerait les enfants aux travaux de l'assemblée. Quand les adultes se sentent désemparés, ils cherchent l'avis de la pouponnière — on en est là.

 

Et si on se contentait, plutôt que d'organiser des débats avec des pré-ados en plein âge bête, de changer tout ce personnel politique incapable de penser par lui-même?